Le forum Maux d'auteurs, auquel je participe régulièrement, propose des jeux d'écriture qu'il est possible de faire par équipe. J'ai donc partagé l'idée soufflée par Canardo et aligné mes mots aux siens pour créer ce petit texte sans prétention que nous avait inspiré "Le désespéré" de Courbet.
SKRIK
1893 Chritiana
Jamais il n'aurait dû errer dans les dédales de Montmartre ou promener son regard sur les quais de la Seine. Quelle folie que de damer de ses pieds, les pavés de cette ville où la lumière se confondait avec l’art !
Les rues de Paris n’étaient que dangers, les lames tranchaient les gorges pour des bourses désespérément vides, mais Edward s’en moquait. Un autre péril retenait son attention : les peintres. Notamment les impressionnistes qui imposaient leur vision de la vie, de l'amour, de la mort. Ils maîtrisaient leur art et jouaient avec la palette des sentiments et des sensations.
À son retour en Norvège, le jeune homme était parvenu à prendre de la distance avec ces artistes dépravés et bonimenteurs. Seule une toile pervertissait encore son esprit. Malgré ses efforts, le Désespéré, signé par le maître des réalistes, s’était infiltré en son corps, lui avait volé son âme avant de l’entraîner vers le néant. Pour le vaincre, Edward voulait révéler le secret caché sous cette huile. Il ne connaissait qu’une seule méthode pour ôter le masque que Courbet s’était peint : tracer sur une toile son propre effroi. Edward devait réagir avant que ce jeune narcissique aux yeux fous ne l’attirât dans un nouvel accès de démence.
Déambulant dans les rues de Christiana et butant dans les mottes de neige printanières, il entrevoyait petit à petit les courbes et les longues lignes qui dompteraient ses aspirations. Celui qui allait devenir le maître de l’expressionnisme allemand tordait ses méninges comme il tordait ses pinceaux, il sondait du pied l’épaisseur blanche comme il sondait la profondeur noire de son âme. Courbet, le réveillait la nuit, son Désespéré le hantait le jour. Par instants, le dépit le saisissait. Edward s’imaginait revenir à Paris pour brûler ou lacérer à l’aide d’un couteau de boucher cet être immonde aux pouvoirs surnaturels. Sa vie ne serait pas celle de Dorian Gray. Horrifiés par un tel geste, les gens crieraient leur colère devant pareil acte. En guise de châtiment, peut-être fallait-il se contenter de lui crever les yeux ? La réalité avait fini par le rattraper, ses faibles économies ne lui permettraient pas un nouveau retour en la capitale française. Un unique choix s’offrait à lui : peindre la même angoisse, sa propre angoisse.
Dès que la lumière du jour éclaira suffisamment son atelier, il se mit à l’œuvre. Posée sur le chevalet, la toile guettait l’artiste enfiévré, ses outils placés en désordre sur une petite table attendaient la main nerveuse tandis que sur sa palette, les bleus et les rouges s’illuminaient sous un pâle rayon de soleil. Tout se passa très vite, convulsivement à partir d’un point de fuite. Sur un pont enjambant un fjord, entre couleurs de feu et de terre émergea une silhouette terrifiée. Dépourvue d’artifices, elle se fit homme et projeta en un hurlement infini toutes les peurs de l’humanité : la maladie, la mort, l’enfer. Le regard fantomatique et les formes tortueuses affichaient leur volonté d’emprisonner le spectateur dans un vertige abyssal. La délivrance s’achevait. Le Désespéré n’était plus perdu dans ses tourments et ne le repoussait plus, non, maintenant, il l’aimantait pour mieux l’emporter dans sa chute. L’autoportrait de Courbet venait d’enfanter Skrik de Munch.